GE, TU, ELLES. L’éditorial de Geneviève Béland.
Quand pensez-vous? Épisode 9.
On vivrait actuellement dans une société moderne dite “liquide”, en opposition avec une modernité autrefois solide où existaient des formes sociales stables et bien définies. Aujourd’hui, l’incertitude est la seule certitude. Le numérique, ce mot brumeux à indiquer dans ta demande de financement, est venu sournoisement, tel le sniper érudit de Fornite, faire éclater nos structures.
Dans la modernité liquide, l’individu est défini par ses actes de consommations et ses choix qui fluctuent constamment, au gré du mouvement extérieur. Je m’achète un sac végane Matt and Nat donc je suis… jusqu’au prochain trend propulsé par Sarah-Jeanne Labrosse. Désormais, la seule chose permanente est ironiquement le changement.
Force est de se demander si l’humain aime vraiment ça avoir la liberté de choix. (Ailleurs qu’aux Chocolats Favoris, mettons). On la réclame haut et fort cette liberté, mais si on se fie au taux de participation aux assemblées générales annuelles ou à la face de Pierre Bruneau lorsqu’on parle d’assemblée constituante, on serait porté à penser que ça nous arrange de pas être pogné pour réfléchir sur tout.
L’hypercroissance de l’arbre des possibles, séduisante pour certains, agit pour la plupart comme un pipeline qui charrie de l’anxiété, le compresseur dans le tapis, à faire r’voler le cortisol. Ceux qui naviguent le plus aisément dans cette société liquide sont nécessairement les nouvelles générations. Pour cause, c’est la seule époque qu’elles ont connue. Malheureusement, on semble reprocher aux jeunes leur plus grande adaptabilité aux contours du monde actuel, comme s’ils les avaient définis. Qu’on se le dise, ce ne sont pas les abonnés à la Maison Columbia qui ont inventé l’acharnement.
George Orwell, nom de plume d’un gars qui s’appelait gentiment Eric, a déclaré que “Chaque génération se croit plus intelligente que la précédente et plus sage que la suivante”. Je pense qu’en fait, elle ne la saisit tout simplement pas sa successeure. Le meilleur truc pour te placer au-dessus de quelque chose que tu ne comprends pas, c’est de le décrier. Ça donne l’impression d’être plus moral. Grand bien leur fasse les vieux de critiquer les jeunes, une mince consolation pour ne jamais connaître le bonheur de découvrir la flûte enchantée dans Mario 3.
Le problème de l’époque, s’il en est un, c’est pas sa jeunesse, ni ses bébelles technologiques, ou encore Facebook. Mais non, les réseaux sociaux n’ont pas fichu l’hymen social de la civilisation. Ils ne sont que le grossissement des comportements humains. Dans l’une de ses chroniques, Normand Baillargeon suggère que le vrai désordre c’est que nos capacités morales n’ont pas suivi la prise de puissance de la techno. Selon lui, nous sommes en quelque sorte des chasseurs-cueilleurs de la savane plongés dans un monde de technologie qui produit des effets inédits, planétaires.
Grâce aux avancés scientifiques, on peut désormais imprimer des prothèses, permettre la parentalité à des gens qui ne l’espéraient plus et transplanter des faces. Le potentiel de la technologie est infini. Je me souviens que, lorsqu’on a eu Internet à la maison et qu’il y avait juste genre Mikes qui avait un site, mon père m’expliquait que ce nouvel outil aspirait à devenir la plus grande bibliothèque du monde. L’exemple de la noblesse ultime, c’était de dire que le web me permettrait de visiter le Louvre à partir de ma salle d’ordi, dans le sous-sol de la rue Louise-Lemay, à Val-d’Or. Moi, ça m’avait juste rapidement permis de me faire un chum à La Reine sur mIRC. Au final, je serais portée à croire qu’il y a plus de gens qui passent des tests pour savoir quel personnage de Stranger Things ils seraient que de gens qui visitent le Louvre à distance. Surtout dans une salle d’ordi.
Ceci dit, comme je ne suis pas du genre à pleurer la disparition de la pizza au McDo, j’aime aborder le présent et le futur avec optimisme, une denrée tristement rare. Même si c’est parfois envahissant, le numérique, c’est supra-démocratique pour le meilleur et pour le pire. Alors que les structures solides ont laissé place à des réseaux auxquels on se connecte aussi facilement qu’on s’en déconnecte, ne devrait-on pas faire de l’esprit critique notre ciment des temps liquides? À travers les dérives de cette ère où les infolettres nous tutoient, j’ose croire qu’on apprendra à dompter la bête.
Crédit photo: Marie-Claude Robert.