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Professionnel ordinaire suffisamment dévoué

Édito publié le 8 juillet 2019

GE, TU, ELLES. L’éditorial de Geneviève Béland.
Quand pensez-vous? Épisode 13.

« Qu’est-ce tu veux faire plus tard? » qu’on demande au petit bonhomme qui a de la difficulté à choisir la couleur de sa slush. Aucun enfant, dans toute l’histoire de l’humanité, n’a répondu à cette question « agent de liaison au Curateur public » ou « inspectrice en conformité législative pour la CSST ». Aucun.

Au moment où on doit faire un choix de carrière, notre personnalité n’est même pas encore pleinement fixée. On prend nos cours d’ECC pour des pauses d’une heure et quart et notre connaissance du marché du travail est aussi fine et délicate qu’un riff de Slayer. Je serais franchement étonnée d’apprendre que le bachelier par cumul de certificats en histoire de l’art, administration et géo poursuivait, en pleine conscience, un plan professionnel bien établi. En fait, la surprise serait PRESQU’aussi forte que lorsque se révèle à moi un appel Messenger entièrement délibéré. 

Le problème, c’est qu’elle est difficile à trouver la fichue réponse à la question « Quessé faire dans’vie? ». Alors que le coût d’être malheureux au travail peut s’avérer hors de prix, on devrait tous se donner la responsabilité de demeurer vigilant aux signes de notre non-bonheur. La vie est bien trop courte pour accumuler les raisons de voûter les épaules et empoisonner autrui de notre aigreur. 

Si tu utilises couramment les expressions « jeudredi » et « vindredi » et que ton âme est constamment labourée par le désir de te soulager, de partir dans des retraites méditatives qui portent des noms de centres jeunesse, tu devrais être assourdi par les signaux d’alarme! Je t’inviterais même dès maintenant à entamer un processus d’introspection sur ton parcours professionnel puisque, clairement, c’est pas une activité de « team-building » avec des djembés qui va te récupérer. 

Idéalement, le travail devrait représenter un pilier d’accomplissement plus qu’une obligation pour payer la maison. On devrait pouvoir y faire appel à ses compétences, ses intérêts et ses valeurs, tout à la fois. T’sé l’estifi de « x »? Un petit rappel utile ici: se choisir professionnellement ne signifie pas invariablement devenir prof de yoga; on confond souvent mais le champ des possibles est diablement plus vaste qu’enseigner des postures d’animaux à une génération d’angoissés.

Il faut éviter de s’imaginer (et de regretter) une vie dans laquelle le meilleur scénario domine toujours. Une belle job, c’est dangereusement plate par bouttes aussi. De toute façon, il y a un risque à trop aimer travailler, vous savez. Comme l’a dit Plamondon par la bouche de Céline: « Je m’en fous / I love you / Je m’en fous / I love you »… mais qui sait réellement si Lolita ne l’a pas pogné son mur dans son aveuglement volontaire? 

À notre époque, une vie réussie est tissée de performance et d’ambitions; toute épreuve n’est qu’une opportunité de plus de relever un nouveau défi. Dans le discours ambiant, ne pas être dans le jus s’apparente à de la paresse ou, à tout le moins, à une irrégularité. C’est désormais anachronique de voir quelqu’un appeler sans avertir pour prendre des nouvelles. Déjà que la liste d’entretien de mon nouveau couvre-lit québécois me donne l’impression d’avoir un troisième enfant à charge, c’est pas vrai que tu vas débarquer à la maison à l’improviste! Oh non! 

Quand on s’engage pleinement dans un travail dans lequel on puise du sens, c’est une grande partie de notre espace mental et temporel qui s’encombre. Y’a un danger là parce que quand t’ajoutes la famille et Netflix à l’équation, il reste plus beaucoup d’heures dans le pot à temps pour dérouler son tapis et faire des respirations diaphragmatiques en position de pigeon.

En fait, la réponse à la question « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard? » devrait se décliner comme suit: funambule qui aspire à marcher en équilibre sur la fine ligne qui permet de se sentir accompli, stimulé et utile, sans faire du travail le noyau de son existence; un professionnel ordinaire suffisamment dévoué, quoi! Et cette réponse-là, tu la trouveras jamais en passant un RIASEC…

Crédit photo: Josie Thériault.