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L’émotion: quatrième pouvoir.

Édito publié le 26 février 2019

GE, TU, ELLES. L’éditorial de Geneviève Béland.
Quand pensez-vous? Épisode 11.

J’ai lu récemment l’essai « La stratégie de l’émotion » d’Anne-Cécile Robert qui exprime en 176 denses pages à quel point les émotions dévorent actuellement l’espace social et politique au détriment des autres modes de connaissances du monde. On m’a convaincue que la dictature de l’émotion d’abord existe, et ensuite met la démocratie en péril à la même vitesse que GoodFood détruit tous les efforts environnementaux des dernières années.

Le monde médiatique travaille actuellement dans l’ambiance des réseaux sociaux où l’information simplifiée et trop souvent insignifiante domine. Pour satisfaire ce goût du vide environnant, on assiste à une prolifération de contenu anodin déguisé dans un costume de nouvelles qui fitte pas. C’est ce qui a donné lieu à ce moment précis où j’ai pu m’enfarger dans la bannière commerciale de mon moteur de recherche de synonymes habituel qui tentait de m’attiser avec le titre: « Durant un moment de complicité entre nos quatre coachs, ceux-ci ont révélé quelle chanson ils aimeraient interpréter s’ils étaient candidats ». Merci les algorithmes d’inviter dans mon espace ce moment de fraternité forcé dont je me fous éperdument basé sur une situation hypothétique improbable.

Le registre émotionnel ne demande pas de réfléchir. Pas étonnant que l’idée d’en appeler au coeur plutôt qu’à la tête soit devenue le style de grand nombre de campagnes électorales. On associe naturellement émotion et vérité, savent pertinemment les grands relationnistes de ce monde, passés maîtres dans la manipulation des affects. Les boîtes de pub empruntent également le chemin des territoires émotionnels qui favorisent l’attachement, améliorent la mémorisation et suscitent la mobilisation. Rien de plus efficace qu’une image d’un grand-papa qui attache les patins de son petit-fils pour nous rappeler que le bonheur, ça s’achète. « La conscience qui s’émeut ressemble assez à la conscience qui s’endort, » disait Sartre. Faut être effectivement bien ensommeillé pour penser qu’on puisse être à une paire de Bauer du bien-être.

Malheureusement, dans le champ du lacrymal, l’exagération fait loi. Un grand média publiait récemment sur Facebook: « 117 fermée à Malartic: vague d’amour pour une samaritaine. ». À défaut de sauver de la mort des gens qui la jugeaient issue d’une population impie, la dame avait apporté des barres granola et des chips à des gens pognés dans l’trafic pendant une heure et demie à Malartic. Les médias sociaux, les maudits, nous maintiennent dans un éternel présent tout en nous coupant de nos capacités d’élévation. Pour effet, devant l’urgence artificielle de réagir, il s’en garroche des opinions spontanées, à peine phrasées là-dessus! Les arguments merdeux qui essouflent et soufflent les feux de brousse sont généralement réactionnaires, subjectifs et inféconds.

Mais pour interroger les causes, il faut la dépasser l’émotion qui ne favorise que l’indignation passagère. Il faut la mettre au service de l’intelligence. En effet, cet édito n’est pas une position cynique envers les zones émotives mais plutôt le témoignage d’un désir de voir la rigueur, la nuance et la réflexion bouffer un peu d’espace occupé par les opinions balancées à la volée qui stérilise les débats. Pourquoi on n’entend pratiquement jamais personne dire: Tu sais quoi? Laisse-moi réfléchir, j’ai pas encore d’opinion là-dessus! (pause) Bon, ce serait plate comme l’hiver en attendant un taxi à Val-d’Or, mais la pensée rationnelle est comme ça: elle prend et exige du temps.

Ce que je propose aujourd’hui, c’est de se servir de ses émotions comme leviers parce que la réflexion n’empêche pas d’être solidaire, au contraire. Pour se révolter de la pauvreté, il faut la d’abord la comprendre. Je nous souhaite ainsi collectivement de nous inspirer de gens comme Yolette Lévy, notre narratrice qui était une scientifique de formation qui savait organiser ses idées, peser ses mots, les choisir soigneusement, sans jamais se couper de son coeur. Elle incarnait parfaitement ce fragile et parfait équilibre entre sensibilité et rationalité. Allez, devenons tous des Yolette! Le monde ne s’en portera que mieux.