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L’art de pas s’casser l’bécyk

Édito publié le 14 février 2020

GE, TU, ELLES. L’éditorial de Geneviève Béland.
Quand pensez-vous? Épisode 15

Si j’avais à attribuer à notre époque un champ lexical, on y retrouverait sans doute les mots: pressés, angoissés, épuisés. En témoignent tous ces appels publicitaires à se simplifier la vie, à se gâter, à penser à soi « parce qu’on le vaut bien ». 

Possiblement par instinct de survie, les Québécois excellent dans ce que l’essayiste Mathieu Bélisle appelle « la vie ordinaire ». Selon lui, nous chérissons les minuscules destins en gérant nos vies à la petite semaine avec la certitude que demain sera pareil à hier. Comme le chantait Eddie Vedder: « He’s living a day he’ll soon forget. » (Il est en train de vivre une journée qu’il oubliera bientôt.)

Notre culture dominée par le prosaïsme vise à nous approcher de notre destination ultime: la déconnexion. On veut DONC BEN déconnecter. Il FAUT donc ben déconnecter. De même qu’y va toujours y avoir du vent su’l St-Laurent, y va toujours y avoir un coach de vie autodidacte pour nous sommer de DÉCROCHER quand on partira en vacances… Comme si penser pendant un congé était une forme d’outrage au 4 % tant mérité. D’où nous vient cette faim collective boulimique de « s’mettre le cerveau à off » ou, comme dirait mon chum, à « pas s’fendre le cul jusqu’à nuque »?

Je perçois un réel problème avec la nécessité de s’assommer chaque soir à grands coups de produits culturels bourrés d’sucre, trempés dans les p’tits bonbons. Alors que la culture a tout ce qu’il faut pour nous élever, on s’en sert comme un plaster pour masquer les soucis quotidiens.  « Hey, on écoute tu un bon film pour pas s’casser la tête? »… Ouin, on écoute tu un bon film symétrique qui utilise les mêmes matrices que tous les autres films dont on se souvient plus trop mais-c’pas-grave-ça-finissait-ben? 

La culture permet bien sûr de s’évader mais à l’heure des bouleversements climatiques, il faudrait revenir sur terre de temps en temps aussi… avant qu’il n’y en ait plus justement de terre. L’art ne doit pas servir de sédatif, au contraire; selon Sartre, le rôle de l’artiste, c’est de proposer au spectateur un portrait de sa société, afin que celui-ci puisse développer une conscience de sa propre condition. Parfois, la proposition artistique trouve un large écho dans la population, d’autres fois, elle s’adresse à une petite élite spécialisée… comme les scènes plates du dernier film de Tarantino qui servent principalement à le faire tripper lui-même (Opinion absolue).

Idéalement, l’art doit inspirer, indigner, autonomiser les citoyens. Dans son essai bien affûté, « Pour nous libérer les rivières », Hugo Latulippe théorise l’idée suivante: « si l’art peut déclencher des renversements dans nos vies, pourquoi pas dans le monde ». En effet, les oeuvres ont le pouvoir de nous remuer, de nous habiter longuement, d’éveiller des sentiments endormis, de nommer avec poésie les malaises qu’on ressent dans notre chair. Mais pas les malaises style « mère ordinaire », non, ceux qui se logent deux-trois couches en-dessous… 

Si je regrette une chose du déclin de la religion, c’est cet espace de réflexion et d’introspection privilégié qui a revolé avec. Pourtant, la spiritualité est pas un territoire claimé par Jésus et ses représentants terrestres. Les arts ont aussi cette capacité à nous faire plonger en nous tout en nous rassemblant. L’artiste est libre et ne cherche pas à donner des réponses mais à suggérer des pistes de réflexion. 

Le pouvoir n’est pas seulement étatique ou financier: les changements peuvent aussi s’opérer à même le corps social. Art engagé, art contestataire, artivisme, action artistico-politique, art militant, art alternatif, art subversif, art anarchiste ou féministe permettent, grâce à la puissance de l’oeuvre, de résister, de questionner, de bouleverser les consensus de l’époque. 

Mais pour que ça s’passe, il faut que les oeuvres qui montrent de nouveaux chemins et décloisonnent les perspectives, trouvent public et soient reçues. J’voudrais pas sonner trop « Lucien Bouchard », mais je pense qu’il faudrait développer l’art de s’casser l’bécyk un peu pour risquer de voir ce qu’il y a de l’autre bord. (Cela dit, avec un District 31 de temps en temps…) 

Crédit photo: Marie-Claude Robert photographe